Close

Non classé

UN LUNA-PARK OUBLIÉ SOUS UN PARC – 4e halte

«… et le célèbre nain, le baron Pouce» «Au Luna-Park de Genève. — Ces jours derniers est arrivé de Rome au Luna-Park de Genève, tout pimpant, le plus joli petit nain du monde. Petit, certes! Il ne mesure pas plus de 60 centimètres et comme il a atteint 22 ans et demi, il a toute chance de conserver sa vie durant ce record de la «lilliputianité». Le baron Pouce — c’est son nom — est Italien. Avec ses 6 kilogrammes bien comptés, il fait figure de conquérant. Car, au rebours de tant de ses semblables, le baron Pouce a le corps bien proportionné et l’intelligence tout à fait normale. L’oeil assuré et vif, la cigarette aux doigts, il répond sans broncher à toutes les questions qu’on lui pose dans sa langue, et c’est d’un air agréable qu’il pose devant l’objectif des gracieuses visiteuses de Luna-Park. Car c’est à Luna-Park, dans la Salle des fêtes ou par les vertes allées, que le microscopique phénomène va, quinze jours durant, faire la joie de tous les visiteurs de Luna-Park. On pourra le voir, gratuitement, lui serrer la menotte, lui parler, l’interroger sur tout… sauf sur ses amours! Car le baron Pouce est fiancé: il épousera prochainement Mlle Nouma-Hawa, une jeune beauté faite à sa taille.» Voici ce que raconte le 21 juin 1911 la Feuille d’avis de Ste-Croix et Journal du District de Grandson en visitant le Luna-Park de Genève dans le parc des Eaux-Vives. On aimerait les voir, ces photos, prises par les «gracieuses visiteuses», du baron Pouce, «le plus petit lilliputien connu», qui «parle italien et un peu anglais, et fume comme un sapeur barbu»,comme le précise le Journal de Genève. On trouve à vrai dire dans les greniers du Webdes cartes postales en italien montrant «Il barone Pouce e suo figlio». On trouve aussi un article paru deux ans plus tôt dans le journal The Malta Herald de l’île de Malte, qui raconte qu’un cinéma exhibe «un homme miniature», Baron Pouce, 47 ans, 90 centimètres, et «son fils miniature», 11 ans, 60 centimètres, c’est-à-dire précisément la taille du baron Pouce de Genève. Ce qui fait que la détective en vous s’éveille: le baron Pouce de Genève est-il donc en vrai son fils? A-t-il 13 ans en fait et non 22 et demi? Et à ce jeune âge est-il sur le point de se marier? Parvenue ici dans ses questions, l’enquêteuse en vous part en quête d’infos sur la fiancée présumée du lilliputien. Elle en trouve une: une carte postale montrant la «princesse Nouma Hawa», «la plus petite dame du monde», de passage à Zurich avec le spectacle itinérant Buffalo Bill’s Wild West, mise en ligne par le site d’archives anglais Wellcome Library, qui signale que la minuscule princesse, née sous le nom de Mathilda Cajdos en Roumanie, est morte, en fait, en 1909. Ses fiançailles deux ans plus tard avec le baron Pouce relèvent donc de la fake news. Mais qu’importe. Autour du baron et de son identité un peu floue se dressent les attractions mécaniques du Luna Park. Voici, à mi-pente entre le lac et le restaurant, «le vertigineux “Cyclone canadien”», une montagne russe longue de 1’000 mètres «qui permet d’éprouver la sensation de la vitesse, car, à certains moments, l’allure atteint 85 kilomètres-heure». Voici, sur la gauche si on regarde le restaurant, le Water-Chute, un toboggan qui plonge dans une piscine. Voici, juste en-dessous, les Vagues charmeuses, qui «vous transportent en plein océan grâce à une machinerie spéciale». Voici, quelque part par là, la Maison joyeuse, qui est en fait une maison hantée, et le Théâtre Tanagra, «avec sa scène lilliputienne et ses véritables danseuses qui, grâce à un effet d’optique, apparaissent hautes de 20 centimètres» qui est en fait une attraction basée sur un quota de nudité. Voici encore, venues du circuit déjà mondial des divertissements électriques et mécaniques, la Roue joyeuse, le Taquineur, le Zig Zag, le Bumps, l’American-Dip, le Cake-Walk, le Flip-Flap, la Toy Wheel,le Shooting Range,le Coup de vent, le Lac Vénitien avec ses gondoles,les promenades à dos de chameauxet l’Afrique mystérieuse, un nouveau «zoo humain», dont je vous parlerai si vous me suivezquelques arbres plus loin. LA SUITE DU PARCOURS RETOUR à la page d’accueil du parcours-récit Un Luna-Park oublié sous un parc

En savoir plus

UN LUNA-PARK OUBLIÉ SOUS UN PARC – 3e halte

30’000 personnes dans une cité magique Quelque part dans l’État américain du Nebraska, quelque part dans l’année 1865, une petite fille voit le jour sous le prénom de Luna. Luna Laura Dundy, c’est son nom complet. On ne sait pas comment ce prénom, Luna,qui veut dire «Lune» en italien et en espagnol, s’est répandu à cette époque-là aux États-Unis. Ce qu’on sait, c’est qu’il circule quelque peu, vers la fin du 19e siècle, qu’il disparaît vers 1900 et qu’il ne réapparaît qu’au seuil de l’an 2000. Ce qu’on sait aussi, c’est que le père de Luna, Elmer Dundy, s’active en tant que juge et que député pour l’abolition de l’esclavage et pour les droits des personnes amérindiennes.Ce qui signale, dans le contexte,un minimum d’ouverture d’esprit. Quoi qu’il en soit, Luna a un frère, qui se prénomme Elmer, comme leur père, mais que tout le monde appelle Skip. Skip Dundy commence une carrière d’entrepreneur spécialisé dans le parc d’attractions. Il part à New York, s’associe à un architecte appelé Frederic Thompson, et monte avec lui, à l’Exposition Panaméricaine de 1901,une attraction très novatrice qui donne l’illusion de faire A Trip to the Moon, c’est-à-dire «un voyage sur la Lune», à bord d’une fusée avec une paire d’ailes géantes de chauve-souris:une fusée appeléeLuna. L’attraction a un succès fou.Dundy et Thompson poursuivent dans leur lancée en créanten 1903 à Coney Island – le quartier balnéaire de New York –, un parc d’attractions d’un genre nouveau,où l’on retrouve le «Voyage sur la Lune» et auquel ils donnent le nomde la fuséeet de la soeur de Skip: Luna. Luna Park, donc. Le nom se révèle accrocheur.Au cours des dix années qui suivent,il est repris à Berlin, à Paris, à Tokyo, au Caire, à Mexico, à Melbourne, Australie, dans une série de villes aux États-Unis, et dans le parc genevois des Eaux-Vives, comme on le verra quelques arbres plus loin. Luna Dundy, devenue par mariage Luna Newman, n’est pas là pour voir tout ça, car elle est morte entre-tempsen couchesen 1906.Mais le prénom de cette fille du Nebraska reste rattaché jusqu’à nos jours et sans doute au-delàpartout dans le monde aux grands parcs d’attractions de l’ère électrique. À travers ce lien, attaché à son nom, le souvenir de Luna Dundy est ainsi aussi, entre ces arbres,même si la mémoire du Luna-Park qui remplissait ce parc s’est effacée. Un Luna-Park oublié dans ce parc, donc. Et pourtant, au cours du printemps et de l’été 1911, des centaines de milliers de personnes – parfois 20 à 30’000 en une seule journée –, paient un ticket d’entrée pour visiterce que la presse appelle une «merveilleuse cité magique». Le Luna-Park de Genève paraît mêmesuffisamment prestigieux pour mériter le 12 mai 1911 – c’est un vendredi –les discours inauguraux du maire des Eaux-Vives, John Gignoux, et du conseiller d’État Henri Fazy, qui vient témoigner du «plus haut l’intérêt» porté par le gouvernement cantonal «à toutes les entreprises destinées à développer l’industrie des hôtels». On pense en effet que le Luna-Park est bon pour le tourisme, ou, comme on dit alors, pour l’«industrie des étrangers». Henri Fazy précise au passage que «si nous remontons quelque peu le cours des années, nous voyons que tous nous sommes des étrangers et que le nombre des indigènes authentiques est infime. Seulement, ce qu’il y a de remarquable, c’est que nous devenons tous d’excellents Genevois». En citant ces discours pleins d’esprit, le Journal de Genève ajoute que «[l]a plupart des attractions de Luna-Park relèvent du domaine scientifique et ce ne sera pas un champ de foire. Qu’on se le dise». Scientifique?Voyons voir. Retrouvez-moiquelques arbres plus loin… LA SUITE DU PARCOURS RETOUR à la page d’accueil du parcours-récit Un Luna-Park oublié sous un parc

En savoir plus

UN LUNA-PARK OUBLIÉ SOUS UN PARC – 2e halte

Le rhododendron est-il une saine distraction? «À Genève on ne s’ennuie pas, comme certains l’ont prétendu.» Ça, c’est Gustave Ador qui le dit. Gustave qui, avant d’être un quai qui longe ce parc là en bas, est alors un conseiller d’État genevois.On est le 8 mai 1897, c’est un samedi, et Gustave Adorfélicite au nom du gouvernement cantonal genevois la Société de l’industrie des hôtelsqui vient de racheter ce domaine pour en faire «un parc grandiose», «un lieu de distraction et d’agrément» qui, justement «montrera qu’à Genève on ne s’ennuie pas, comme certains l’ont prétendu». Bien. Mais attention.Dans ce parc, selon les termes du Journal de Genève, (qui est notre source principale, car il est numérisé et qu’on peut y naviguer en ligne par date et par mots clés), selon le Journal de Genève, donc, «les étrangers et la population genevoise pourront trouver en plein air et au milieu d’une splendide nature de saines distractions». Le banquier Henri Galopin, qui préside le conseil d’administration de la Société des hôtelsinsiste là-dessus: «ce parc – dit-il – sera un lieu de délassement d’où seront exclues toutes attractions qui ne seraient pas saines». Qu’est-ce donc qu’une attraction ou une distraction saine à Genève en 1897? Le journal apporte quelques précisions.La liste des propositions à la fois saines et distrayantes inclut, lit-on, «à quelques pas de l’entrée, un étang de patinage» qui «sera probablement utilisé pendant l’été comme piste vélocipédique», ainsi qu’«un ravissant jardin alpin, tout rempli de gentianes et de rhododendrons», sans oublier que – je cite encore – «au milieu des rocailles prend naissance un ruisseau à l’eau claire et limpide, ruisseau que l’on traverse sur des ponts rustiques et qui s’écoule en de capricieux lacets traversant des bosquets ombreux pour aller former un petit étang où les amateurs pourront se livrer aux plaisirs de la pêche à la truite». Voilà.Avec tout ça, le patinage, le vélocipède (qui en gros est un vélo), le rhododendron, la truite, mais aussi deux châlets suissesune étable à vache, un petit théâtre, des stands de tir à la carabine «flobert» et à l’arbalète, avec tout ça, donc, c’est sûr, on ne s’ennuie pas. C’est du moins le point de vue, ou le pari, d’Henri Galopin, de Gustave Ador et d’un paquet d’autres notables rassemblés ici le 8 mai 1897, qui est donc un samedi. Pari risqué, sans doute,audacieux par excès de prudence, si l’on peut dire. Le fait est que, au fil du temps,l’éventail des distractions plus ou moins sainess’élargit, incluant des choses qui, aujourd’hui, ne peuvent que nous interpeller, voire même qui paraîtront à nos yeuxcomme des monstruosités. Quoi qu’il en soit, l’exploitation de ce parc passe de main en main, de la Société de l’industrie des hôtels à la Société anonyme du Parc des Eaux-Vives et de celle-ci à la société qui exploite le Kursaal, mot allemand qui signifie «salle de cure» mais qui désigne, en vrai, des lieux réunissant une salle de spectacle et un casino. L’exploitation passe de main en main, donc, non pas comme une patate chaude mais, si l’on ose dire, comme une patate décevante. Décevante, en gros, car pas rentable. Pas rentable, selon le Journal de Genève, parce que «le parc a été organisé jusqu’ici trop luxueusement, d’une façon qui ne correspond pas aux besoins de la population». Que faire? Pour doper les recettes, on introduit des jeux de hasard, ainsi que deux attractions d’un genre alors à la mode, que les historiennes et les historiens classeront, un siècle plus tard, sous l’appellation légitimement alarmante de «zoos humains». Voici ainsi, en 1906, un «Village abyssin», c’est-à-dire éthiopien, avec – je cite la presse – «soixante-quinze indigènes, hommes, femmes et enfants, qui se produiront dans des scènes de la vie abyssine, telles que danses, jeux de la guerre et de la lance, chants, musique, école, cuisine, boulangerie». Voici, en 1907, une attraction appelée «Exhibition India» ou «Village hindou», que le Journal de Genève présente ainsi: «[L]es cahutes s’alignent sous les arbres ; au centre, se dresse une estrade où trône le prince et où les équilibristes, les jongleurs se livrent à des exercices variés. La bourgade conserve une jolie couleur exotique ; une cinquantaine d’indigènes cuivrés, au type très pur, sommairement vêtus, coiffés de turbans, vont et viennent affairés. Et tout ce peuple en miniature, recruté dans les diverses contrées de l’Hindoustan, grouille parmi les éléphants, les zébus, tandis que les enfants galopent dans l’arène sur les ânes nains. […] Et voici la danse des poulets exécutée par quatre hommes qui se trémoussent avec de petits cris ; puis les bayadères surchargées de bijoux, les narines piquées d’un bouton d’or avec perles — les blanches se percent bien les oreilles — se déhanchent en des mouvements qui ne sont pas sans grâce, aux sons des clochettes, et tandis que des chanteurs exécutent une mélodie étrange, heurtée.» Entre la truite et le rhododendron, on regardait ainsidans ce coin de verdure des échantillons de la diversité humaine prélevés dans les mondes conquis et soumis des colonies.Viendront ensuiteun Luna Park avec un nain et un autre zoo humain,comme on le verra quelques arbres plus loin. LA SUITE DU PARCOURS RETOUR à la page d’accueil du parcours-récit Un Luna-Park oublié sous un parc

En savoir plus

UN LUNA-PARK OUBLIÉ SOUS UN PARC – 1e halte

2’200 pilotis et quelques Plonjon Avant l’histoire que nous voulons vous raconter, avant l’Histoire tout court, en fait, c’est-à-direcarrément en pleine Préhistoire, ce jour-là, donc, une femme du Néolithique– une femme qui aurait aujourd’hui environ 3’000 ans –se réveille, tout près d’ici (là en bas dans le lac,sous la future plage des Eaux-Vives en construction, pour être précise), elle se réveille, disais-je,dans une maison sur pilotis dans un village collé au rivage, un villageque les archéologues appelleront3’000 ans plus tard «station du Plonjon». Au cours de cette journée, la femme fabriquera peut-être de la poterie. Elle mettra peut-être des boucles à ses oreilles, des bracelets à ses poignets.Les archéologues retrouveront en tout cas chez ellece genre d’objets. Pour l’instant, la femme s’assied sur le petit rebord à l’avant de sa maison.Elle s’assied les jambes ballantes, les pieds suspendus juste au-dessus de… de l’eau? Non. Ça, c’est ce qu’on croyait autrefois. Entre l’époque – autour de 1850 – où les archéologues commencent à découvrir des pilotis sous l’eau des lacs suisses et les années 1950 où on réalise queen fait le niveau des lacs avait pas mal bougé au fil des millénaireset que ce qui aujourd’hui est immergé était autrefois au sec sur le rivage, entre ces deux époques, donc,pendant un siècle, une image fantasmatique, un rêve, un mythe s’installe dans les esprits: celui des cités lacustres construites sur pilotis, quelque peu au large des berges, entourées d’eau, dans lesquelles l’un des premiers peuples qui habite notre pays pêche, navigue, vit en symbiose avec l’eau. Cette image, inspirée, en fait, des villages sur palafittes que les colonisateurs voyaient alors en Océanie, devient curieusement l’un des mythes fondateurs, l’un des fondements identitaires imaginairesdu peuple suisse.Un peuple à qui, une préhistoire passée ainsidans des cités lacustres les pieds dans l’eau a forcément laissé une irréductible singularité. Sauf que non, justement. Avant d’être engloutis, ces villages étaient au sec. Pas lacustres, donc, mais littoraux,avec des planchers surélevés pour être à l’abri des remontées saisonnières de l’eau. De ce peuple et de cette femme on ne sait au demeurant quasiment rien, si ce n’est, au vu des traces laissées, que leur culture était plus méditerranéenne que Suisse allemande, si l’on ose dire, et que leur village a été habité pendant deux siècles,aux environs de l’an 1000avant JC,c’est-à-dire, en gros, 2’500 ans avant le premier Plonjon, avec un J. Avant l’histoire que nous voulons vous raconter, mais après le peuple littoral et son village préhistorique,un type arrive, en effet,en 1565, il s’appelle Plonjon, il se prénomme Aymé, c’est le premier propriétaire connu du terrain sur lequel vous déambulez en écoutant ces mots. Les Plonjon ne durent pas.La famille s’éteint, comme cela arrive parfois, deux siècles plus tard, mais son nom reste accroché à ces lieux.Aujourd’hui encore, le chemin de Plonjon, avec un J, longe ce parcsur son côté nord-est. Le domaine Plonjon passe ensuite de main en main, appartenant – vous excuserez le name dropping –à des Tournos,Tremblay, Bouer, Horneca, Archer, Senn, Grévedon-Bousquet, Favre, puis, en 1897, à la Société de l’industrie des hôtels, présidée par le dénommé Henri Galopin, qui rebaptise officiellement le domaine Plonjon «parc des Eaux-Vives» et qui le transforme en un lieu où – nous citons «les étrangers et la population genevoise pourront trouver en plein air et au milieu d’une splendide nature de saines distractions». Ce qui soulève tout naturellement cette question:Qu’est-ce qu’une «distraction saine» dans la Genève de 1897? Des réponses, assez étonnantes, vous seront soufflées quelques arbres plus loin. LA SUITE DU PARCOURS RETOUR à la page d’accueil du parcours-récit Un Luna-Park oublié sous un parc

En savoir plus

TAMBORA, PYRAMUS, FRANKENSTEIN – 8e halte

CONCLUSION Il faut aimer les monstres qu’on crée Tapez «Frankenstein» dans l’option «images» d’un moteur de recherche, vous obtiendrez des centaines de portraits du monstreavec sa tête rafistolée, et aucune image de Frankenstein lui-même, Victor de son prénom, qui de ce monstre est pour ainsi dire le géniteur. Dans la culture ambiante, peut-être depuis le film de 1931 avec Boris Karloff, on confond en effet l’un et l’autre, la créature et le créateur. Cette bévue ordinaire est le point de départ d’un texte du philosophe et anthropologue Bruno Latour, à qui nous sous-traitons notre conclusion. Je cite: « »Tout comme nous confondons Frankenstein avec le monstre, nous nous méprenons sur le véritable péché du Dr Frankenstein. Car le crime du Dr Frankenstein n’est pas d’avoir inventé une créature par une combinaison d’orgueil et de haute technologie, mais plutôt d’avoir abandonné la créature à elle-même. Lorsque le Dr Frankenstein rencontre sa création sur un glacier dans les Alpes, le monstre affirme qu’il n’est pas né monstre, mais qu’il est devenu un criminel seulement après avoir été laissé seul par son créateur horrifié, qui a fui le laboratoire après que l’horrible chose a pris vie. « Souviens-toi, je suis ta créature », implore le monstre en s’adressant à son créateur. « J’étais bienveillant et bon; la misère a fait de moi un monstre. Rends-moi heureux et je redeviendrai vertueux. »» Fin de citation. Des parallèles ont souvent été faits entre les agissements de Victor Frankenstein et ceux de nos sociétés modernes qui ne reculent devant la réalisation d’aucun fantasme de fabrication technologique et de transformation de la nature.Nous voilà donc,citoyennes et citoyens horrifié-e-sd’une planète où nos créations sont en train de se révéler comme des monstruosités. Mais si on suit la suggestion de ce texte, le problème n’est pas tant l’acte de la création que celui de l’abandon.L’erreur qui fait basculer l’histoire en tragédie ne réside pas dans le fait d’avoir fabriqué d’étranges créatures, mais dans le fait de ne pas s’en être assez occupé-e,et c’est cette négligence qui déclenche leur devenir-monstre. Au bout de ce récit qui place un volcan aux origines de Frankenstein et du Jardin botanique, je vous laisse donc avec la suggestion de ce textequi en appelle à un principe de responsabilité: nous créons des choses – apparemment, nous n’arrivons pas à nous en empêcher –qu’il faut ensuite suivredans leurs conséquences inattendueset dont il faut prendre soin pour ne pas les abandonner à une trajectoire de destruction.Comme le souffle le titre de ce bref essai de Bruno Latour, publié en 2011 dans un ouvrage collectif intitulé Love Your Monsters, comme le souffle ce titre étrange, donc «Aimez vos monstres. Pourquoi nous devons prendre soin de nos technologies comme nous le faisons de nos enfants» RETOUR à la page d’accueil du parcours-récit Tambora, Pyramus, Frankenstein

En savoir plus

TAMBORA, PYRAMUS, FRANKENSTEIN – 7e halte

MOLARD Mais un volcan n’est pas une pochette surprise Un homme se tient assis, tout habillé sauf ses fesses nues, posées sur une caisse munie d’un trou.Le public de l’époque reconnaît cet homme, c’est le dénommé Joseph Des Arts, membre du gouvernement,saisi dans la posture caractéristique que l’on prend pour évacuer.Prévoyant, Joseph Des Arts tient dans ses mains une feuille de papier, prête à l’emploi pour s’essuyer.Une feuille sur laquelle on lit un titre:Droits du peuple. C’est ainsi que le peintre et caricaturiste Adam Töpffer(père, entre parenthèses, du Rodolphe Töpffer qu’on célèbre comme inventeur de la BD), c’est ainsi, donc, que Töpffer pèrereprésente, en octobre 1817,Le jour de l’affaire des pommes de terre(c’est le titre du dessin). L’affaire en question, c’est une émeute qui éclate entre les étals du marché sur la place du Molard, avec une flambée du prix des pommes de terre comme déclencheur.Le groupe émeutier s’empare d’un stock de patates pour imposer leur vente à moindre prixen scandant des slogans révolutionnaires contre la nouvelle Constitution, qui est, elle, bien réactionnaire. Le peuple s’agite et revendique, donc,mais,selon la caricature de Töpffer père,ces revendications, le gouvernement se torche avec. L’affaire des pommes de terre a pas mal intrigué les historiennes et les historiens. Parce que, en vrai, à l’automne 1817, du point de vue de la crise alimentaire, ça va quand même mieux.Et Genève, qui est,au niveau mondial, l’un des territoires les plus touchés par les effets climatiques de l’éruption du Tambora, Genève, donc, s’en tire plutôt pas mal comparée au reste du pays, grâce aux différentes mesures prises prises face à la pénurie.Et pourtant,malgré tout ça, c’est à Genève, en octobre, qu’a lieu la seule rébellion populaire en Suisse liée aux pénuries de l’année sans été. L’émeute des patates sur la place du Molard, (qui se trouve, à vol d’oiseau,dans le prolongement de ce chemin)est donc une protestation qui va, si l’on ose dire, au-delà de la faim. L’affaire des pommes de terre, comme les autres phénomènes que j’ai évoqués le long du chemin,les ciels rougeoyants peints par Turner, la naissance de Frankenstein,la création de ce jardin botanique sous la forme d’un champ de pommes de terre, tout ça,ce sont,dans une certaine mesure,des conséquences de la catastrophe volcanique du Tambora. Et ce n’est pas tout.Parmi les répercussion de l’éruption, il y aurait aussiselon les spécialistes les plus connus de cette affaire, Gillen D’Arcy Wood et Wolfgang Behringer, le choléra du Bengale, première pandémie de l’histoire humaine,en 1817. Et l’introduction de la culture de l’opium dans la province chinoise du Yunnan et dans le Triangle d’or entre Laos, Thaïlande et Birmanie.Et un certain nombre de vagues migratoires de l’Europe à l’Amérique et de l’Est à l’Ouest des États-Unis. C’est donc,comme le suggère le titre retentissant du livre de Gillen D’Arcy Wood,l’histoire du «volcan qui a changé le cours de l’histoire», ou, en V. O. «the eruption that changed the world».Cette toile d’araignée d’effets globaux, ne commence à sortir de l’ombre qu’un siècle plus tard,après qu’une autre éruption, celle du Krakatoa en 1883, déclenche les premières études sur les effets atmosphériques des volcans. Mais un volcan n’est pas une pochette surprise, un terrifiant chapeau magique d’où un monde différent surgit tout cuit. Déjà, selon les climatologues, les retombées du Tambora n’expliquent pas la totalité du refroidissement, qui avait déjà commencé, en fait,depuis une dizaine d’années. D’où vientalors le reste du froid? Comme très souvent, il n’y a pas de certitudes, seulement des hypothèses:celle d’une activité solaire réduite, connue des astronomes sous le nom de «minimum de Dalton»; celle d’une autre éruption, en 1808 ou 1809, dont on découvre les traces deux siècles plus tard dans la glace polaire, mais dont on ignore le lieu, car personne ne l’a vue et racontée;celle du hasard, enfin,des fluctuations aléatoires dans le système climatique qui étaient une influence majeure du changement de climat avant que l’activité humaine ne prenne le dessus. Déjà, donc, il y a tout ça. En plus,d’autres changements économiques et politiques, d’autres climats sociaux et culturelston commencé à transformer en profondeur les sociétés dans les années avant l’éruption du Tambora,des changements qui vont des crises et des traumas induits par les guerres napoléoniennesaux transformations de fond en comble de l’industrie, qui a commencé à virer des gens et à installer des machines, autrement dit à se mécaniser. Pourquoi avec tout ça la science étudie-t-elle aujourd’hui le cas Tambora? Je cite, à nouveau, Gillen D’Arcy Wood: «L’éruption de 1815 est considérée comme un exemple de scénario du pire dans le domaine du changement climatique, comme un cas d’école en matière d’interactions entre la Terre et les systèmes humains, comme un événement qu’on étudie pour en savoir plus sur les vulnérabilités et sur la résilience des sociétés.» Ce sera presque mon dernier mot, à l’exception d’une conclusion qui vous attend près de la serre tempérée, quelques branches plus loin. LA SUITE DU PARCOURS RETOUR à la page d’accueil du parcours-récit Tambora, Pyramus, Frankenstein

En savoir plus

TAMBORA, PYRAMUS, FRANKENSTEIN – 6e halte

BASTIONS Pyramus et les patates Pourquoi, dans le fond, je vous raconte tout ça? Pourquoi l’éruption du Tambora, l’Année sans été, la prophétie de Bologne, Frankenstein à Sécheron, Mary Shelley à Cologny? Pourquoi ici, aux Conservatoire et jardin botaniques? Parce que Pyramus, si j’ose dire. Je reprends au pas de charge. Mai 1815, Tambora explose, pire éruption de l’histoire humaine, aérosols dans la stratosphère, froid et pluie, récoltes pourries, l’une des dernières famines en Occident. Je cite L’année sans été. Tambora, 1816. Le volcan qui a changé le cours de l’histoire,de Gillen D’Arcy Wood: «Aux États-Unis, dans le Vermont, les villageois ont survécu en se nourrissant de porc-épic et d’orties bouillies, pendant que les paysans du Yunnan, en Chine, en étaient réduits à sucer de l’argile blanche. (…) De l’Irlande à l’Indonésie, quand les récoltes mondiales furent défaillantes en 1816, mais aussi l’année suivante, des légions de paysans affamés, transformés en mendiants faisant l’aumône ou vendant leurs enfants en échange de nourriture, quittèrent les campagnes pour les villes.» Fin de citation. La Suisse est l’un des pays les plus touchés et à Genève c’est encore pire qu’ailleurs. Il fait froid,le lac envahit le centre-ville et la commune des Eaux-Vives, l’Arve s’étale sur le quartier de la Jonction, les vendanges et les récoltes, lit-on dans les documents, produiront des raisins gros comme des petits pois, des pommes de terre de la taille d’une noix. Que faire? De la soupe, pour commencer. Suivant une initiative d’abord privée, et reprise ensuite par les pouvoirs publics, qui mettent sur pied un Comité Central de secours extraordinaires, des «soupes économiques», comme on dit, sont servies à ce qu’on appelle la «classe indigente». De la soupe, donc, dont l’historien Georges Boujol a retrouvé les ingrédients (pommes de terre, gruau d’avoine, choux, raves, carottes, haricots, riz, maïs, farine de fève) et le temps de cuisson (une bonne journée). De la soupe, du pain subventionné et du travail. C’est ainsi que le Comité engage un quota d’hommes sans emploi pour une opération de «défoncement» – c’est-à-dire de labourage en profondeur – de ce qu’on appelle alors les «Bastions bourgeois», la partie des anciennes fortification où on trouve aujourd’hui le Mur des Réformateurs, le Palais Eynard et le Restaurant des Bastions, occupée alors par une allée appelée, avec une satisfaction non dissimulée, «Belle promenade». Objectif du défoncement: réaliser un Jardin botanique, laboratoire et vitrine de la science des plantes où officiera le professeur Auguste Pyramus de Candolle.Mais avant cela, dans l’urgence de la situation alimentaire, le terrain labouré est planté de pommes de terre, qui seront récoltées fin septembre 1817. De qualité jugée médiocre, les patates ne seront finalement considérées assez bonnes, selon les documents de l’époque, que pour nourrir les soldats. Le Jardin botanique de Pyramus s’inaugure, lui, le 19 novembre lors d’une cérémonie discrète avec un petit groupe d’invité-e-s. Il sera transféré 87 ans plus tard, en 1904,à l’endroit où il est maintenant, juste là sous vos pieds, où un restaurant appelé «Le Pyramus», s’emploie à faire circuler, 7 jours sur 7, l’étrange prénom du fondateur des lieux. Entre-temps, les patates déclenchent un rebondissement, que je vais vous raconter, si vous voulez bien, quelques arbres plus loin. LA SUITE DU PARCOURS RETOUR à la page d’accueil du parcours-récit Tambora, Pyramus, Frankenstein

En savoir plus

TAMBORA, PYRAMUS, FRANKENSTEIN – 5e halte

COLOGNY Confinement avec fantômes Cette histoire a été racontéetellement de fois que je me retrouve, tout à coup,un peu empruntée à l’idée de vous la proposer à mon tour. Pour l’aborder sans m’abîmer dans la redite, je pourrais, pour commencer,la présenter sous la forme d’une devinette, que j’emprunte à la Tribune de Genève du 11 mai 2006. «Quelle est la personnalité genevoise la plus célèbre de tous les temps? Calvin? Possible. Rousseau? Mouais. Frankenstein? Peut-être bien…”Je suis né à Genève et ma famille est l’une des plus importantes de cette république”, déclare le créateur du monstre le plus populaire du monde dans le roman qui raconte sa tragédie. Pourquoi l’auteure du livre, l’anglaise Mary Shelley, situe-t-elle une bonne partie de l’action aux abords de notre ville? Parce que son récit a été conçu sur nos rivages.» Fin de citation. Les liens multiplesentre Genève et Frankenstein sont devenus, au fil du temps, un lieu assez commun.Mais quels liens Victor Frankenstein et sa créature anonymeet sa créatrice, Mary Shelley, entretiennent-ils et elles avec le lieu et l’instant précis où vous vous trouvez là, maintenant, aux abords de la pergola où vous avez cliqué sur ma voix? Prenons le lieu, pour commencer. Sur votre droite, si vous faites face au lac, le quartier de Sécheron, où la future autrice de Frankenstein débarque le 13 mai 1816 comme je vous le racontais il y a quelques arbres de cela.Sécheron est aussi le point d’entrée à Genève de Victor Frankenstein.Je lis dans le roman: «L’obscurité était totale lorsque j’arrivai dans les environs de Genève. Les portes de la ville étaient déjà fermées et je fus obligé de passer la nuit à Sécheron, un village situé à une demi-lieue de Genève.» En effet. À cette époque – je cite cette fois une lettre que Mary Shelley écrit le 1er juin 1816 à sa soeur Fanny –, «La ville est entourée d’un mur, dont les trois portes sont fermées exactement à dix heures, et aucun pot-de-vin ne peut les ouvrir.» Bon.Victor Frankenstein revient à Genève, sa ville d’origine,parce que son jeune frère,William,a été tué d’une main inconnuesur la plaine de Plainpalais. Je lis dans le roman: «Le ciel était serein et, comme je me sentais incapable de prendre du repos, je décidai de me rendre à l’endroit où mon pauvre William avait été assassiné. Ne pouvant pas passer par la ville, je fis le tour du lac en bateau pour atteindre Plainpalais.» Ce «tour du lac en bateau pour atteindre Plainpalais», si vous avez un minimum de familiarité avec Genève, vous apparaît probablementcomme un égarement de l’écrivaine. Et pourtant, si Mary Shelley mentionne le faubourg de Plainpalais, c’est en fait parce qu’elle le connaît. Je cite à nouveau sa lettre du 1er juin 1816: «Au Sud de la ville se trouve la promenade des Genevois, une plaine herbeuse plantée de quelques arbres et appelée Plainpalais». Fin de citation. Les terres marécageuses, progressivement endiguées, de Plainpalaissont alors le potager de la ville – on y plante choux, artichauts, laitues et cardons – et un lieu de délaissement où l’on croise à l’occasion des montreurs d’ours. Comme Sécheron, Plainpalais se trouve en dehors du système de fortifications en place à cette époque,système du type dit «bastionné», dont le dessin en étoile évoque, sur les anciens plans, un hybride entre un pangolin et un artichaut. Pour atteindre Plainpalais depuis Sécheron après la fermeture des portes, Frankenstein contourne donc les murailles et les fosséspar le lac et regagne, on imagine, la terre ferme dans le quartier des Eaux-Vives. La géographie de Mary Shelley n’est donc pas si farfelue. Pendant ce «bref voyage» lacustre – je reprends le texte du roman –, «Des éclairs énormes m’aveuglaient, illuminaient le lac et le faisaient ressembler à une vaste nappe de feu.» Fin de citation. Frankenstein arrive ainsi sur la plaine assombrie où son frère a été tué. Et là… «j’aperçus au milieu de l’obscurité une silhouette qui se dérobait, tout près de moi, derrière un bouquet d’arbres. Je me figeai pour la repérer. Je ne pouvais pas être le jouet d’une méprise. Un éclair illumina l’apparition et me fit nettement distinguer ses contours. Sa stature gigantesque, la difformité de son aspect, trop hideux pour appartenir à l’humanité, m’apprirent sur-le-champ que c’était le misérable, l’épouvantable démon à qui j’avais donné la vie. Mais que faisait-il là ? Pouvait-il être (je frémis à cette idée) l’assassin de mon frère?» Fin de citation. À cet instant intensément dramatique, la géographie genevoise du roman devient pour le coup un rien fantaisiste: «Je songeai à poursuivre le démon mais ç’aurait été en vain car déjà un nouvel éclair m’indiquait qu’il grimpait parmi les rochers, sur le proche versant perpendiculaire du mont Salève, la montagne qui, au sud, borde Plainpalais. Et bientôt il en atteignit le sommet et disparut.» Fin de citation. Revenons ici,à l’endroit où vous avez scanné le code qui donne accès à ma voix. Devant vous, sur l’autre rive, on aperçoit le village de Cologny. C’est là, après quelques jours passées à l’auberge de Sécheron, que la petite bande de Britanniques qui nous occupe – Mary Shelley, son quasi-mari Percy, sa demi-soeur Claire, et le poète Lord Byron accompagné de son médecin John Polidori –c’est à Cologny, donc, que la petite bande part se logerdans deux villas qu’on connaît depuis lors sous les noms de Chapuis et Diodati, deux villas où, comme l’écrit Mary Shelley à sa soeur Fanny,«une pluie presque incessante nous confine le plus souvent à la maison».Des histoires d’épouvante sont lueset des faits d’actualité troublants sont discutés, tels que les expérimentations médicales qui sont alors l’un des tout premiers usages de l’électricité. Après les thérapies électriques censées soigner les paralysie et la stérilité,des médecins britanniques ont poussé en effet les essais un cran plus loin, en obtenant l’autorisation d’expérimenter sur des cadavres fraîchement pendus ou décapités, pour voir si l’électricité est capable de les ramener à une forme de vie. Et ça marche, au moins un peu, comme s’en réjouit un médecin écossais appelé […]

En savoir plus

TAMBORA, PYRAMUS, FRANKENSTEIN – 4e halte

BOLOGNE La fin du monde un 18 juillet Des tâches noiresou brunesd‘une tailleet dans une quantitéjugées alarmantesapparaissentsur le soleilen juin 1816.Des tâchesvisibles à l’oeil nuà condition de regarderà travers des verres colorésqui sont fabriqués,vendus,achetéspour qu’on s’adonneà un passe-tempsangoissant,anxiogène,mais à la modequi se répand en Europeet en Amériqueen cette fin de printempset en ce début d’été,d’il y a 204 ans.Un passe-tempsqui consiste à repérer,observer,compterces taches,à imaginer qu’elles expliquentle climat planétairedélétèrede cette année-là– le froid,la pluie,les inondations,les mauvaises récoltes,les disettes et les famines –,et à en déduire que le Soleilest malade,mourant,bientôt éteintà tout jamaiset qu’après çapour toujoursce sera la nuit. La rumeurde cette apocalypsepar extinction du soleilenfleau point queles gouvernements etles rédactions des journauxlancent des appels au calme,fournissent des explications pour dire quenon,la disparition prochainede toute forme de lumièreet de chaleursur Terrece n’est pas vrai. À Bologne,dit-on,un astronomeou,selon d’autres sources,un «prophète fou»,a même donné une date:extinction du Soleilet fin du monde par conséquentle 18 juillet. On ne sait pas,à vrai dire,si la «prophétie de Bologne»,comme on l’appelle,a vraiment été prononcée,ou si c’est justeune pure rumeurqui se propagedans la presse européenne et américaine.Il n’y en aaucune trace directe,dans tous les cas,et le nomde l’astronome prophèten’est jamais mentionné.Quoi qu’il en soit,ce quidam présuméaurait diagnostiqué les taches solairescomme un symptôme annonçant«une conflagration et la fin du monde»,suite à quoiil aurait été jeté en prisonà l’approche de la date fatidique«par précaution».Mais entre-temps,un peu partout,la psychose des taches solairesa commencé à faire des vaguesSelon Gillen D’Arcy Wood,auteur du livre L’année sans été. Tambora, 1816. Le volcan qui a changé le cours de l’histoire,je cite: «Pendant quinze jours, les églises belges se remplirent de pénitents silencieux priant pour leur salut. Le 12 juillet – un autre jour d’orage et de tempête –, les trois quarts des habitants de Gand (à ce qu’on dit), prenant la musique martiale d’un régiment de passage pour les trompettes du Jugement dernier, se précipitèrent hors de chez eux, poussant de longues “plaintes” et “se jetant à genoux”. Parallèlement, le 17 juillet, dans les rues de Paris, on pouvait se procurer un pamphlet promettant en gros caractères des “Détails sur la fin du monde !”.» Fin de citation.  Ailleurs,lit-on,des gens se pendent,ou abandonnent leurs affairespour se laisser sombrer entièrementdans le découragement.Dans la ville anglaise de Bath,lit-on toujours,une jeune fille réveille sa tanteen lui hurlant que c’est la fin du monde,ce qui plonge la damedans le coma.  Bon.Une rumeur,comme vous le savez,circuletoujoursen plusieurs varianteset celle-ci ne fait pas exception.Selon la Gazette de Lausanne,qui,en juillet 1816,revient à plusieurs reprisessur cette affaire de tacheset d’apocalypse,selon la Gazette de Lausanne,donc,la prophétie annonce quele monde «périrait par une pluie de feu»,ou alors que«un fragment du soleil s’en détachera le 18 juillet et condamnera notre globe».La rédaction tienttoutefoisà rassurer ses lectriceset ses lecteurs:il s’agit làécrit-elle,de «prédictions ridicules».Oui, «le soleil a des taches»,mais «nous avons déjà historiquement démontré que ce phénomène n’offrait rien d’extraordinaire, et avait été fréquemment observé».De plus,calcule la Gazette,si vraimentun morceau de soleildevait se détacheret tomber sur nous,son voyage prendrait114 ans.L’impact n’aurait donc lieuqu’en 1930,un futursi lointainqu’on s’en fiche.  Il faut dire,à la décharge des terrorisé-e-s,que l’époque qu’on vit alorsest particulièrement angoissante,que la vie quotidienne est détraquéepar les retombées des guerresqui viennent de s’achever,par la météo atrocede l’«Année sans été»et par des récoltestellement rabougriesqu’on n’a pas assez à manger.Alors comme aujourd’hui,une peur peut doncen cacher une autre. Quoi qu’il en soit,le 18 juillet passe,le monde ne se termine pas,et George Byron,l’aîné de la petite bande de Britanniquesque nous avons vu débarquer à Sécheron,George Byron,donc,confiné par le mauvais tempsdans une villa de Colognycommence à écrire un poème appelé Les Ténèbres,Darkness en V. O.,qui a été interprété diversementcomme un reflet de l’ambiance du mondeou comme le gémissement d’un grand déprimé.Un poème qui raconte,je cite,«un rêve qui n’était pas tout-à-fait un rêve»,dans lequel «l’astre brillant du jour était éteint»,dans lequel les maisons et le mobiliser sont brûlés pour faire un peu de lumière,dans lequel «les hommes se rassemblaient autour de leurs demeures enflammées pour s’entre-regarder encore une fois»et dans lequel «heureux ceux qui habitaient sous l’oeil des volcans, et qu’éclairait la torche du cratère».  Je vous laisse ruminer un instantces poétiques joyeusetéset je vous retrouveprès de la plage de l’ONUsous la pergola,juste là,au bord de l’eau. LA SUITE DU PARCOURS RETOUR à la page d’accueil du parcours-récit Tambora, Pyramus, Frankenstein

En savoir plus

TAMBORA, PYRAMUS, FRANKENSTEIN – 3e halte

SÉCHERON «Il y a plus de 1’100 Anglais par ici» Un bateau accoste, quelque part là en bas, sur le rivage de ce bout de territoire qui se tient au-delà du carrefour près duquel vous avez cliqué sur ma voix. Un bateau accoste au bord de ce territoire dont le nom – Sécheron – signifie, paraît-il, dans un patois médiéval du coin, «prairie sèche» ou «terrain asséché». Un bateau accoste au bord de ce territoire qui est aujourd’hui un quartier mais qui est alors un hameauappartenant à la commune du Petit-Saconnex, un hameau qui, logé aux portes de Genève, amorce sa transition, qui va des pâturages qui le couvraient entièrement aux hôtels chic qui commencent à lui pousser dessus. Des voyageurs et des voyageuses débarquent du bateau et remontent vers l’auberge de Sécheron, qu’on appelle aussi «auberge Dejean» ou «hôtel d’Angleterre»,et qui n’est pas l’Hôtel d’Angleterre actuel sur le quai du Mont-Blanc, mais qui se trouve au croisement de la rue de Lausanne et de l’avenue de Sécheron, en haut du parc Moynier, entre les parcs Mon Repos et La Perle du Lac, dans un ensemble de bâtisses dont les derniers vestiges sont occupés aujourd’hui par le Service des espaces verts de la Ville de Genève. Bref. Des voyageurs et des voyageuses posent leurs valisesà l’auberge de Sécheron, en ce mois de mai 1816, Ce sont des touristes au sens le plus littéral, c’est-à-dire des gens qui font un tour, ou plutôtle tour. Ce tour, qui s’appelle «le Grand Tour», avec des majuscules, ou «The Grand Tour» avec un the et l’accent anglais, ce tour est autant un voyage qu’un rite de passage et un signe de distinction. Il s’agit en gros d’aller de l’Angleterre à la Méditerranée, en passant par la Suisse alpine, et en absorbant en cours de route – et ça prend du temps, un temps de cheval, si j’ose dire, car le train n’existe pas – en absorbant en cours de route, disais-je, la plus grande quantité possible de culture classique et de paysages romantiques. Au 18e siècle, on fait The Grand Tour si on est aristocrate, ensuite le tour s’arrête au début du 19e siècle pendant les guerres européennes dites «napoléoniennes», puis ça reprend, après 1815(c’est-à-dire après l’éruption du Tambora, par coïncidence)et ça s’élargit de l’aristocratie à des tranches d’une bourgeoisie de plus en plus nombreuse, ce qui suscite les soupirs agacés des aristocrates qui n’en ont plus l’exclusivité, et même parfois les soupirs agacés de la bourgeoisie aussi,qui se trouve, pour ainsi dire,un peu trop nombreuse aux yeux d’elle-même. Parfois le Grand Tour passe par Genève, qui sort en 1816 de l’occupation française et qui, au lieu de redevenir la république urbaine qu’elle était, devient un canton, membre d’une Confédération. Une voyageuse, une certaine Lady Frances Shelley, s’arrête brièvement à Genève cette année-là au cours de son Grand Tour et note dans son journal qu’à Genève(je cite) «les gens sont ternes et vénaux», «les femmes en général sont jolies», «il y a plus de 1’100 Anglais», et parmi ces 1’110, il y en malheureusement «tellement qui sont vulgaires». Conclusion de la dame: «Je n’avais jusqu’à ce jour jamais quitté un endroit sans regret, mais je ne souhaite plus jamais revenir à Genève.» Voilà le décor dans lequel un bateau accoste, vous disais-je, le 13 mai 1816 et dans la nuée de Britanniques qui débarquent et qui montent vers l’auberge, on repère le jeune poète Percy Bysshe Shelley, 24 ans,cousin très éloigné de la Lady Frances qui se plaignait tout à l’heure, et son amoureuseMary Wollstonecraft Godwin,18 ans, qui s’appellera, quelques mois et un mariage plus tard, Mary Shelley. Un autre poète, George Byron,28 ans, et son médecin privé, John Polidori,20 ans, débarqueront au même endroit deux semaines plus tard.Voilà la petite bande qui, par une nuit d’hiver du mois de juilletse lancera dans une villa de Cologny un défi d’écriture d’où surgira Frankenstein. Frankenstein dont l’histoire commence donc à Sécheron,au-delà du carrefour de l’avenue de Franceprès duquel vous avez cliqué sur ma voix,que vous retrouverez quelque arbres plus loin. LA SUITE DU PARCOURS RETOUR à la page d’accueil du parcours-récit Tambora, Pyramus, Frankenstein

En savoir plus