TAMBORA, PYRAMUS, FRANKENSTEIN – 3e halte
SÉCHERON «Il y a plus de 1’100 Anglais par ici» Un bateau accoste, quelque part là en bas, sur le rivage de ce bout de territoire qui se tient au-delà du carrefour près duquel vous avez cliqué sur ma voix. Un bateau accoste au bord de ce territoire dont le nom – Sécheron – signifie, paraît-il, dans un patois médiéval du coin, «prairie sèche» ou «terrain asséché». Un bateau accoste au bord de ce territoire qui est aujourd’hui un quartier mais qui est alors un hameauappartenant à la commune du Petit-Saconnex, un hameau qui, logé aux portes de Genève, amorce sa transition, qui va des pâturages qui le couvraient entièrement aux hôtels chic qui commencent à lui pousser dessus. Des voyageurs et des voyageuses débarquent du bateau et remontent vers l’auberge de Sécheron, qu’on appelle aussi «auberge Dejean» ou «hôtel d’Angleterre»,et qui n’est pas l’Hôtel d’Angleterre actuel sur le quai du Mont-Blanc, mais qui se trouve au croisement de la rue de Lausanne et de l’avenue de Sécheron, en haut du parc Moynier, entre les parcs Mon Repos et La Perle du Lac, dans un ensemble de bâtisses dont les derniers vestiges sont occupés aujourd’hui par le Service des espaces verts de la Ville de Genève. Bref. Des voyageurs et des voyageuses posent leurs valisesà l’auberge de Sécheron, en ce mois de mai 1816, Ce sont des touristes au sens le plus littéral, c’est-à-dire des gens qui font un tour, ou plutôtle tour. Ce tour, qui s’appelle «le Grand Tour», avec des majuscules, ou «The Grand Tour» avec un the et l’accent anglais, ce tour est autant un voyage qu’un rite de passage et un signe de distinction. Il s’agit en gros d’aller de l’Angleterre à la Méditerranée, en passant par la Suisse alpine, et en absorbant en cours de route – et ça prend du temps, un temps de cheval, si j’ose dire, car le train n’existe pas – en absorbant en cours de route, disais-je, la plus grande quantité possible de culture classique et de paysages romantiques. Au 18e siècle, on fait The Grand Tour si on est aristocrate, ensuite le tour s’arrête au début du 19e siècle pendant les guerres européennes dites «napoléoniennes», puis ça reprend, après 1815(c’est-à-dire après l’éruption du Tambora, par coïncidence)et ça s’élargit de l’aristocratie à des tranches d’une bourgeoisie de plus en plus nombreuse, ce qui suscite les soupirs agacés des aristocrates qui n’en ont plus l’exclusivité, et même parfois les soupirs agacés de la bourgeoisie aussi,qui se trouve, pour ainsi dire,un peu trop nombreuse aux yeux d’elle-même. Parfois le Grand Tour passe par Genève, qui sort en 1816 de l’occupation française et qui, au lieu de redevenir la république urbaine qu’elle était, devient un canton, membre d’une Confédération. Une voyageuse, une certaine Lady Frances Shelley, s’arrête brièvement à Genève cette année-là au cours de son Grand Tour et note dans son journal qu’à Genève(je cite) «les gens sont ternes et vénaux», «les femmes en général sont jolies», «il y a plus de 1’100 Anglais», et parmi ces 1’110, il y en malheureusement «tellement qui sont vulgaires». Conclusion de la dame: «Je n’avais jusqu’à ce jour jamais quitté un endroit sans regret, mais je ne souhaite plus jamais revenir à Genève.» Voilà le décor dans lequel un bateau accoste, vous disais-je, le 13 mai 1816 et dans la nuée de Britanniques qui débarquent et qui montent vers l’auberge, on repère le jeune poète Percy Bysshe Shelley, 24 ans,cousin très éloigné de la Lady Frances qui se plaignait tout à l’heure, et son amoureuseMary Wollstonecraft Godwin,18 ans, qui s’appellera, quelques mois et un mariage plus tard, Mary Shelley. Un autre poète, George Byron,28 ans, et son médecin privé, John Polidori,20 ans, débarqueront au même endroit deux semaines plus tard.Voilà la petite bande qui, par une nuit d’hiver du mois de juilletse lancera dans une villa de Cologny un défi d’écriture d’où surgira Frankenstein. Frankenstein dont l’histoire commence donc à Sécheron,au-delà du carrefour de l’avenue de Franceprès duquel vous avez cliqué sur ma voix,que vous retrouverez quelque arbres plus loin. LA SUITE DU PARCOURS RETOUR à la page d’accueil du parcours-récit Tambora, Pyramus, Frankenstein