UN LUNA-PARK OUBLIÉ SOUS UN PARC – 5e halte
«L’Afrique mystérieuse» et le temps des zoos humains «L’Afrique mystérieuse. 100 indigènes, vraie reproduction d’un village nègre». C’est ainsi qu’une annonce publiée en juin 1911 dans la presse romande présente une des attractions phare du Luna-Park genevois.L’expression «village nègre» est reprise par tous les journaux. C’est – lit-on –un «village nègre fort bien installé et tout à fait pittoresque», un «village nègre qui vient de procéder à un pittoresque baptême». Ceci nous pousse ici à nous poser une question, la même question, à vrai dire, que se pose, un jour de 2014, une personne qui écrit à Interroge, le service un peu magique du réseau des bibliothèques genevoises qui répond en 72 heures à vos question. Ce jour-là, donc,la question est la suivante: «Quand le terme « nègre » est-il devenu péjoratif?» Le personnel des bibliothèques plonge dans ses livres et revient avec une réponse complexe et détaillée,qui ne pose pas des certitudes en béton armé,mais où l’on trouve ceci: le dictionnaire Robert de la langue française signale que – je cite – «au XIXe siècle, « nègre » et ses dérivés sont de plus en plus ressentis comme racistes». Ça remonte donc plus loin qu’on ne le croirait. Ce qui veut dire deux choses.La première, c’est que lorsqu’on écrit «nègre» en 1911, ce n’est pas tout à fait innocent, ce n’est pas «pas raciste», ce n’est pas juste un synonyme de «noir». La deuxième chose, c’est quela personne qui écrit «nègre» en 1911 n’est pas forcément une raciste militante, acharnée, convaincue, ni même consciente, sans doute, mais elle est le reflet et le véhicule d’une culture qui, elle, est raciste, dans le sens qu’elle croit à la différence hiérarchique des races,en considérant par exemple, comme l’écrit le scientifique et politicien genevois Carl Vogt dans ses Leçons sur l’homme en 1865, que le «nègre» se différencie du blanc par son «rapprochement prononcé vers l’animalité, particulièrement vers les singes». Voilà. Revenons au Luna-Park et à son Afrique Mystérieuse, qui est donc, écrit la presse «une troupe d’une centaine d’hommes, de femmes et d’enfants, qui constitueront un village africain» C’est – nous citons encore – «un campement qui rappelle tres fidelement un village du centre de l’Afrique», ou, plus précisément «un village sénégalais avec sa mosquée, son école, ses principales industries, ses moeurs, cent indigènes». Elle est installée quelque part là près de l’entrée, sur le côté gauche quand on regarde la pente de haut en bas.On y croise, lit-on,de «nombreux types curieux»,parmi lesquels, des individus issus des «tribus féroces» des Maures. Tout ce monde est offert au regard du public genevois, dans un dispositif assez courant à cette époque et jusqu’aux années 1930, un dispositif que les historiennes et les historiens appellent aujourd’hui un «zoo humain». Un article du magazine historique en ligne romand L’Inédit en parle ainsi: «Ces exhibitions, où des groupes de personnes issues des colonies sont engagées pour vivre en continu, sous les yeux du public, une simulation de leur vie d’indigènes dans un décor censé reproduire leur habitat naturel, se rapprochent en effet du dispositif d’un jardin zoologique. Les individus «exotiques» qui peuplent ces villages y sont montrés à la fois comme des objets de curiosité, à la manière des phénomènes de foire, et comme des spécimens de la diversité d’un monde supposément sauvage de plus en plus largement soumis par l’Occident. Ils sont également des illustrations vivantes du discours à prétention scientifique qui s’élabore à cette époque en affirmant qu’il existe entre les sociétés humaines des inégalités naturelles fondées sur des différences raciales.» L’historien fribourgeois Patrick Minder, auteur de plusieurs études sur les «zoos humains» en Suisse, estime le nombre de ces exhibitions, entre le dernier tiers du 19e siècle et le premier tiers du 20e, à une quarantaine. En Suisse romande, on trouve les traces d’une demi-douzaine de villages noirs, dont certains ont voyagé dans plusieurs localités. Genève en verra en 1896 (sur la plaine de Plainpalais, lors de l’Exposition nationale), en 1903 (dans le jardin d’une brasserie, avenue du Mail)et en 1911 (le nôtre, si l’on ose dire, celui du Luna-Park des Eaux-Vives, amené ici par un des entrepreneurs français spécialisés dans ce créneau, le dénommé Fleury Tournier).Le dernier village noirqui laisse des traces dans la région s’installe à Lausanne en 1930.L’ère des zoos humains s’achève là, mais le regard que ces spectacles ont contribué à installer reste là: un regard qui attribue aux Noir-e-s une infériorité pittoresque, touchante, sympa.C’est un regard à l’oeuvre dans ce qu’on appelle aujourd’hui «racisme bienveillant», qui n’affiche pas la haine, juste la croyance presqu’inconscienteen une supériorité naturelle, culturelleun peu parentale, qui justifie qu’on décide et qu’on parleà la place d’autrui. Bon. Êtes-vous encore là?Je vous laisse avec ces pensées et je vous retrouve quelques arbres plus loin. 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