Le retour aux jouissances hygiéniques Pointage express. Par levée de main, qui parmi vousdéteste les Luna-Park? Une… vous… non… si…? Bon. Au printemps 1911, dans la presse romande, qui est grosso modo notre seule source pour visiter textuellementle parc d’attractions dressé cette année-là dans le parc des Eaux-Vives, dans la presse romande, disais-je,tout le monde adore. «Jamais encore on aura vu un aussi judicieux choix de “great attractions” mondiales, installées dans un cadre aussi merveilleux», écrit le Journal de Genève. «Dans ce cadre incomparable, les attractions les plus sensationnelles, les plus scientifiques, les plus nouvelles, ont été reunies», lui fait écho la Feuille d’avis de Vevey.Tout le monde adore, donc, tout le monde sauf un, le dénomme Gaspard Vallette, qui dans un roman à épisodes intitulé La Vie genevoise, pleure l’ancien aspect du parc des Eaux-Vives et «les nobles perspectives d’un coin de nature splendide» qui a été «condamné à l’appellation et aux images grotesques d’un Luna-Park». Tout le monde sauf deux, si on compte l’anonyme qui publie, sous le pseudonyme de Frelon, une brochure de dix pages imprimée par ses propres soins où il s’en prend au «massacre esthétique de ce qui fut le Parc des Eaux-Vives», à la «foule qui grouille, crie, grogne», aux femmes qui poussent des cris sur les montagnes russes, à la piste de patinage qui est «un cirque pour le rapprochement des sexes» et pour finir à tout ce qui bouge dans cette «cité du bruit», dont le «parisianisme à outrance» massacre les seuls vrais atouts touristiques de Genève, qui sont, à ses yeux, ses «beautés naturelles». Au fil du temps, les râleurs – et peut-être aussi les râleuses, qu’on n’entend pas, parce que nos sources ne font entendre que des voix d’hommes –, les voix râleuses, donc, deviennent plus nombreuses. À l’automne, après la fermeture saisonnière du parc, une lettre ouverte de l’Association des intérêts de Genève, qui a pour but de promouvoir le tourisme, appelle à «rendre au parc des Eaux-Vives une partie de son ancien aspect» et «à supprimer une partie des installations du champ de foire qui l’ont tant défiguré». C’est ainsi que l’année d’après,le 11 mai 1912, qui est à nouveau un samedi, le Luna-Park se réouvre dans une version remaniée. La journée inaugurale attire 19’000 personnes. L’hebdomadaire Lausanne-Plaisirs, qui fait le déplacement en bateau, s’extasie «Les innovations apportées sont des plus heureuses. L’intelligent et avisé directeur, M. Lansac, veut faire de son somptueux établissement le véritable rendez-vous des familles», écrit-il. Les enfants «s’amuseront tout en s’instruisant à la visite des curieuses cases du jardin zoologique, lesquelles remplacent avantageusement le turbulent village nègre de l’an dernier». Fin de citation. Au sujet de ces «turbulences», nos sources restent muettes. On ne sait pas vraiment ce qu’on reproche au «village noir» du Luna-Park, dont je vous parlais il y a quelques arbres. Peut-être lui reproche-t-on ses bruits de tambours, ses fumées de bivouac, ses corps trop dénudés, mais à vrai dire on n’en sait rien. Un rapport du Département cantonal de Justice et Police se borne à noter que – je cite «[à] la place du village nègre, la direction a installé le jardin zoologique, composé de phoques, singes, zébus, lamas, chèvres, pélicans, autruches, flamands, ours». Fin de citation. S’amorce ainsi, quoi qu’il en soit,le retour à ce que John Gignoux, maire des Eaux-Vives, appellera, une année plus tard,«les jouissances honnêtes, hygiéniques, artistiques et paisibles»et ce sera mon dernier mot quelques arbres plus loin. LA SUITE DU PARCOURS RETOUR à la page d’accueil du parcours-récit Un Luna-Park oublié sous un parc