Contenus en ligne
Le parc augmenté

Parc Bertrand, 2018 – «Un parc qui a presque la forme d’un P ai-je remarqué»

Quatre auteur-e-s ont plongé – physiquement et/ou mentalement – dans quatre parcs genevois et ont converti leurs immersions en textes poétiques.Jean Firmann a été au parc La Grange, Philippe Constantin au parc de l'Ariana, Lorenzo Menoud au parc Bertrand, Silvia Härri au parc de la Perle du LacUne proposition de l’association Poésie ambulante.Lorenzo Menoud – Parc Bertrand («Un parc qui a presque la forme d’un P ai-je remarqué»)

1.je me suis égaré,je marchaissuis arrivé dans un parcme suis perdu,dont j’ai oublié le nom,la ville même où il se trouve,« je ne sais bien redire comment j’y entrai »[1],dans un parc qui a presque la forme d’un P ai-je remarquéen en faisant le touren y marchantle parcourant en tous sens,le nom du parcde la ville n’ont aucune d’importance,l’observant depuis en hautsur un plan, une carte,la forme d’un P comme PARCd’un P comme PERDUet comme PRESQUE,je me suis fourvoyééloigné du bon chemin,d’un P comme PARCOURIRet comme PLAN,de haut en basje déambulede gauche à droite,« j’abandonnai la voie vraie »[2],comme j’écrisje me promène,portant la promessed’y être reconnu et reconnaissantje fais quelques pasramasse une pierreme baisse,une PIERRE qui commence par un P,comme se PROMENER, PORTER, PROMESSEcomme PAS,les pas que je fais alors,une pierre qui a la forme d’un P comme PAR dans « parc » dans le parc,une pierre grise qui ne se distingue en rien d’autres pierres grisesje vous l’assure,« pierre » comme « perdu »« pierre » comme « presque »« pierre » comme « parc »comme le P de la forme du parcoù je me promène à ce moment-là,et je reconnais la pierre,elle m’est familièreje l’ai déjà vueje ne sais plus où, à quelle occasion,« promesse » comme « presque »« promesse » comme « parc »« promesse » comme « perdu »comme le P de la forme du parc,je la tiens dans la main,la pierrela promesse,a la forme d’un P comme PLU(S) commence par un P,les pierres les promesses,leurs identités multiples,je la porte dans le parc,ainsi les êtres humains,la garde dans la main fermée,la promesse de la pierrela promesse de la dureté qui lui est associéela promesse de la stabilité sous mes piedsla fermeté de la promesse d’une décision,alors que tout bougetout le tempsdans le mondeautour de moi,en dedans,dans ce parc quia la forme d’un P comme le mot PIEDS,j’avance encoreramasse une branche,je pose la pierre la promesse au sol à la place de la branchej’ai déposé préalablement la pierre la promesseet pris de la même main la branche,j’ai déplacé la pierre la promesse,la main gauche,je l’ai mise à la place de la branche,dans un parc qui a la forme d’un Pcomme le P de POSER de PLACE de PRÉALABLEMENT et de PRENDRE,je me baisse et saisis cette partie d’arbrecette portion, tronçon d’arbretombé au sol,PARTIE et PORTION d’arbre commençant par la lettre Pla lettre P qui donne forme à ce parc,j’avance dans ce décorcomme on se déplace dans un rêve,« alors il s’ébranla, et je suivis ses pas »[3]fin de la première partie2.c’est une brancheune branche de pin,un pin noir d’Autriche me souffle-t-on,le parc a donc la forme d’un P comme PIN,le parc a la forme d’un P non pas comme « noir » ni comme « Autriche »,non pas comme « Allemagne » ni comme « Suisse »commenceraient par un P,ni même comme « Genève »,ça me revient,je suis à Genève,dans un parc,éperdu,le parc Bertherend,du nom d’une femme,Berthe,d’une femme enceinte,une femme au physique passionnéqui vient s’y promener,elle s’y rend, Berthe,avec son enfant à naîtredans le ventreet qui parfois,nauséeuse,Berthe,y vomitd’où le nom de ce parcqui a la forme d’un P comme PHYSIQUE PARFOIS PASSIONNÉcommencent par la lettre P,Bertherendsignifiant à la fois queBerthe se rend au parcet que Berthe rend dans le parc,un parc où elle se penche et dessine avec sa silhouette comme le P de « parc » et de se PENCHER,un parc qui désormais possède un nom,un parc que l’on a reconnu,et dont le nom a toujours été mal orthographié,dont le nom n’a jamais tenu compte de cette femme, Berthe, qui s’y promène régulièrement,un parc en forme de P qui se trouve à proximité d’un autre parc,comme POSSÉDER et PROXIMITÉ,qui se situe à côté du parc dit « des Contamines »,un parc qui,au contraire du parc Bertherend,le parc des Contaminesa ostensiblement la forme d’un O,ai-je remarqué,pour autant qu’une lettre puisse être le contraire d’une autre lettre,que le P soit le contraire du O et le O du P,ce dont je doute,bien que l’on puisse dire d’un parc qu’il a la forme d’un P contrairement à un autre parc qui aurait la forme d’un O,sans devoir dire que P est contraire à O,une lettre étant plutôt la négation de toutes les autres lettres,mais pas son contraire,par conséquent P étant non-A non-R et non-C,alors ces deux parcs ensemble,le parc de l’enfance et celui de la bourgeoisie,le parc où tout est encore possible et le parc où tout est déjà perdu,le parc où l’on se baigne nu et celui où l’on se montre habillé,ces deux parcs ici réunis,dont l’un a la forme d’un P comme POUR POUVOIR PLUTÔT POSSIBLE,et dont l’autre a la forme d’un O comme OISEAU OUBLI,comme OUVERTE OSER,ces deux parcs à la suite l’un de l’autre font donc,si on les lit,dans un sens,celui de ma découverte,PO,mais peut-on lire un parc ?tracent ainsi une syllabesans que l’on ne sache ce que cela veut véritablement dire,il y a en effet plus de 1000 mots qui commencent par la suite ‘P’ ‘O’POCHE, POISSON, POLYSTYLEPOP-CORN, PORTE, POSTÉRIEURPOUDRE, POULPE, POUSSOIRet j’en passe,des mots à pourvoir,tant est grand le réservoirà parole,la forme d’un P comme PASSER, POURVOIR, PAROLE,on saura assez tôt où je me dirige,n’en ai jamais fait mystère,mais pour l’heurej’avance encoreet ramasse à mes piedsune bouteille en plastique,au sol,le mot PLASTIQUE commence par un Pressemblant à la forme du parc,à ce parc Bertherend,où je dépose alors,non plus la pierre que j’avais laissée pour la branche de pin,mais le rameau de pin que j’avais pris à la place de la pierre,dans un récit plutôt décousu,difficile à suivrej’en conviens,pour ramasser cette bouteille,mais pourquoi s’emparer d’une bouteille en plastique vide ?mais est-ce bien d’un récit dont il s’agit ?dans ce parc qui représente un Pcomme POURQUOIfin de la deuxième partie3.j’avance en direction du sud-ouestje progressearrivant à deux grands platanesme font facedeux grands platanesau-dessus de moi qui m’engagedans une alléequi ne fais que flâner dans un parc et dans un texte,construisant des espaces,découpant des champs,empruntant ses chemins,traversant les préscomme autant de chapitres,comme autant de sections,ce jour-là dans une lumière particulière,non pas spécifique à ce parc-là,mais identique à tous les parcs d’une même latitude,au même moment,cependant toujours différentes,singularités plurielles des contextes,à chaque instant,des espaces pleins de P comme la forme du parc où je me promène,de possibilités de faire X et de faire Y,du parc dont je parle,de faire Z,comme PROGRESSER PLATANES PRÉS PARTICULIÈRE PLURIELLES PLEIN POSSIBILITÉS PARLER,la lumière vientla lumière est du contraste avec l’ombrela lumière est filtrée du feuillage et finit par tomber au solsont des grains que l’on attrape avec la bouchetout le corps,la lumière cèdel’ombre mime la nuitdes gouttes rompent le silenceil faut du tempspour qu’elles passent —lesfeuillesetmerejoignentépaisaupieddutroncoùtouttremblantjemetiensfin de la troisième partie4.j’avance en direction du sud-estje progressearrivant à trois séquoias géants,trois arbres dont le nom a été attribuéd’après celui de l’orfèvre cherokee Sequoyah,par antonomase,également appelé George Gist ou George Guess,en anglais,qui inventa au début du 19e sièclele syllabaire cherokee,ah-ni-yv-wi-ya (aniyunwiya),ce qui signifie real people ou principal people,du nom de ce peuple amérindien qui vivait dans l’est des États-Unis,du nom de ce peuple considéré par les Blancs comme l’une des « cinq tribus civilisées »,pour avoir adopté des coutumes occidentales,parmi lesquelles :la possession de plantationsde maisons à l'européenned'esclaves noirs,l’adoption du christianismed’un gouvernement centralisé,la participation au marché,la réalisation de mariages mixtes,du nom de ce peuple forcé de se déplacer vers le plateau d’Ozark,qui est probablement une transcription phonétique du nom français « aux arcs » ou, peut-être, « aux arcs-en-ciel »,la déportation de ce peuple,entre les rivières Arkansas et Missouri,La Piste des Larmes,Nunna daul Isunyi,en cherokee,« La piste où ils ont pleuré »,qui inventa un syllabaire comportant 86 graphèmes,dont on a douté,on estime à 6000 le nombre de morts,croyant que les symboles n'étaient que des rappels ad hoc,il demande à chacun des dirigeants de dire un motil l’écrit et appelle sa fille pour les lire,soit un tiers de la nation cherokee,ce qui les convainc de le laisser enseigner son syllabaire,un système d'écriture essentiel au maintien de l'identité cherokee,à travers les bouleversements sociaux et politiques,leur taux d'alphabétisation dépassant rapidement celui des colons européens,ce qui en fit la première langue écrite des Indiens d’Amérique du Nord,PEOPLE PRINCIPAL PEUPLE PARMI POSSESSION PLANTATIONS PARTICIPATION PLATEAU PROBABLEMENT PHONÉTIQUE PEUT-ÊTRE PISTE POLITIQUES PREMIÈRE,mots qui tous, comme « parc », ce parc qui a la forme d’un P, commencent par la lettre Pfin de la quatrième partie5.je me dis de cet espace,du parc,qu’il n’est la propriété privée de personne,le parc la pierre la branche la bouteille appartenant à tout le monde,au public des promeneurs écarlates,dans le soleil qui désormais pointe,aux passant·e·s obliques dont la pratique pédestre,passe près de la pataugeoireoù se tiennent et se détiennent les enfants,les enfants de Berthe notamment,qui fabriqueront le monde de demain,comme on fabrique une machine poétique,où j’apprends alors que Dennis Oppenheim,en 1982,propose d’installer Launching Structure #3,que Jean Tinguely qualifie d’artiste le plus important de la prochaine génération,dans le parc Bertherend,elle mesure près de 40 mètres de longpour 8 mètres de haut,simple sculpture statiquepouvant devenir mobileet occasionnellement constituer une rampe de lancement pour feux d’artifice,il déclare :« des machines industrielles semblant avoir une fonction, mais ne produisant rien de particulier »il déclare :« mes sculptures ont un rapport avec les rampes de lancement, les usines nucléaires ou les accélérateurs de particules et cherchent à visualiser et à symboliser des structures mentales »il déclare :« au spectateur d'imaginer les suites possibles »il déclare :« mes structures veulent démontrer que l'art peut survivre par rapport à ces éléments réels »il déclare :« elles sont énergie, air circulant au travers des éléments, références au langage, à la respiration, mouvements indiqués ou suggérés, idées de lancer, comme avec un pinceau, de l'écriture dans l'espace »,et la Ville de Genève renonce,sous la pression d’un parti d’extrême-droite,« notre ville ne mérite ni l’artiste ni l’œuvre étant donné la pauvreté de l’imaginaire genevois »estime alors un conservateur de musée,ce à quoi j’ajouterais, aujourd’hui, que rien n’a changéon pourrait même aller au-delà et direque « les choses ont nettement empiré »[4],que l’on ne peut investir l’accaparement des richesses et se consacrer simultanément,avec intensité et passion,à l’art la poésie,le long de la pataugeoireoù les enfants, disais-je,inventerontun monde de parcs et d’amourun monde de paresseoù propriété privée personne public promeneurs pointer passant·e·s pratique pédestre près pataugeoire POÉTIQUE PROPOSER PROCHAINE PRODUIRE PARTICULES PINCEAU PRESSION Parti pauvretÉ PASSION poÉsie paresseoù tous les objets,tous les mots que je ramasse,et bien d’autres,créent des convergences, des divisions,configurent des forêts et des immeubles, des rivières et des villes,tracent des relations intimes et secrètes,dessinent des motifs abstraits et collectifs,construisent des rapports de force,structurent des luttes quotidiennes,assemblent des cœurset, finalement,de cette forme de parc en Pde la série de parcs en P et en O,font tout un poèmefin de la cinquième partie et conséquemment du texte[1] Dante Alighieri, La Divine comédie, Paris, Flammarion, 1992, p. 25.[2]Ibid.[3] Dante Alighieri, La Divine comédie, Paris, Flammarion, 1992, p. 31.[4] Jean-Christophe Bailly, Un arbre en mai, Paris, Seuil, 2018, p. 27.

Ces articles pourraient vous intéresser

Ateliers "Ouvre ton téléphone"

Nouvel agenda des Bibliothèques municipales : mode d'emploi

Se faire des signes en numérique